Jacques Leenhardt, “Paysage entre nature et art”

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Jacques Leenhardt is currently Director of Studies at the École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) in Paris. He is the President of the Association Internationale des Critiques d’Art (AICA) as well as a founding member of the Archives de la Critique d’Art. His numerous publications focus on art, literature, and Latin America. He has also organised multiple exhibitions throughout the 1990s, 2000s and 2010s. English translation available here.

Dès la sédentarisation des populations nomades, comme à Sumer avec l’invention de l’agriculture irriguée, le sort de la nature pure, indemne de l’influence de l’homme, était scellé. L’exploitation systématique de la terre avait commencé à rompre le lien réputé harmonieux entre l’homme et la nature. Dès lors, et comme par effet en retour, apparut un mythe qui s’avère fondamental à toute l’histoire du paysage : celui du Paradis et de l’Eden, figures de l’occupation harmonieuse de la terre par des populations non sédentarisées par l’exploitation agricole. Dès ce passé historique lointain, était rompue la symbiose originaire entre l’homme et la nature, laquelle reviendra sous la forme d’une construction mythique, alors que commençait la grande histoire du développement de l’exploitation de la terre qui mène jusqu’à l’agriculture intensive moderne et l’exploitation des sous-sols miniers. Comme l’écrit Simon Schama :

« Une fois trahie la cosmologie archaïque, où la terre était sacrée et l’homme un simple maillon dans la chaîne de la Création, la cause était entendue, à un millénaire près. C’est donc la Mésopotamie ancienne qui, sans le savoir, est responsable du réchauffement du globe. » [1]

Ainsi dès l’origine des civilisations urbaines, les mythes et les rituels qui fondent la construction symbolique d’un monde naturel appelé alors paradis ou jardin, plutôt que paysage, s’appuient sur l’opposition entre l’espace des hommes, urbain et agricole, et l’espace naturel où sont censés vivre des esprits et des dieux.

Si on devait un jour pouvoir prouver que la naissance de la ville et celle du mythe de l’Eden sont contemporaines, et pour tout dire liés par une nécessité logique et structurale propre à l’imaginaire qui se construit à partir de la position de l’homme dans l’univers physique, on comprendrait mieux la puissance de ces mythes qui ont traversé de si nombreux siècles et sont aujourd’hui encore si actifs.

Cela éclairerait aussi les raisons de la très lente et progressive élaboration de la notion de paysage, au gré des phases historiques d’urbanisation. Ce ne serait dès lors pas par hasard que l’émergence de cette notion, dans la culture occidentale, remonte seulement aux XVe – XVI e siècles, après une maturation séculaire au cours de laquelle la production de jardins et de peintures de la campagne joua, comme à Rome, un rôle essentiel de préparation et de mise en forme esthétique.

L’origine linguistique de la notion de paysage est assez instructive par les ambivalences qu’elle indique. Le mot « paysage », « landscape » vient du mot landscap formé au XVe siècle dans la langue hollandaise, et devenu ensuite Landschaft en allemand et Landscape en anglais. C’est du moins la version que retiennent ceux qui insistent sur la dimension culturelle et anthropologique du paysage, essentiellement liée à des représentations de ce paysage, lesquelles prendront une forme picturale dans cette période de la Renaissance tardive. Pouvoir penser le paysage impliquerait donc qu’il y ait des représentations, non seulement mentales mais ayant pris une forme objectales dans des images peintes de ce qu’on apprend alors à désigner comme paysage.

Toutefois, on doit noter que ce terme landscap ne désigne pas d’abord (et cela nous fait remonter jusqu’au XIIe siècle) une représentation, un paysage au sens où l’entend l’histoire de l’art, mais désigne un découpage territorial lié à la communauté qui l’occupe. Il renvoie donc à l’usage que les hommes font de leur pays, ou territoire, et non pas seulement à sa contemplation de celui-ci, bien que ces deux activités soient de toute évidence liées.

Cette deuxième étymologie, au contraire de la précédente, met en avant la pratique sociale locale, voire l’organisation juridique du territoire, conçue comme « un ensemble probablement en relations mutuelles à l’intérieur d’un système. » [2]

Le terme de paysage aurait, dans cette deuxième hypothèse, d’abord été utilisé par les paysans eux-mêmes. Il serait ensuite tombé en désuétude et l’idée ne serait réapparue que deux siècles plus tard dans le mot français contrée, qui vient du latin « contrata regio », pays ou territoire situé en face de celui qui regarde, et qui donnera plus tard « country » et « countryside », et qui désigne la campagne vue, ou considérée depuis la ville. Si on suit cette étymologie, on voit réapparaître l’idée d’un objet qui ne prend son existence que dans sa dépendance par rapport à un regard, conçu comme ce qui constitue l’identité (rurale ou urbaine) de la communauté habitante et regardante.[3]

La confrontation de ces deux chaînes étymologiques, sur lesquelles reposent deux manières d’envisager le paysage fait ressortir le jeu toujours complexe qui existe entre ce qui s’élabore dans les pratiques juridiques, économiques ou politiques d’une part, et les représentations, discours ou images de l’autre, comme l’a souligné fortement Michel Foucault. Ce jeu complexe se construit lentement au cours de l’évolution de cultures qui sont invitées à en reformuler les règles sous l’effet du processus d’urbanisation qui s’étend dans l’espace et selon les différents intérêts concurrentiels qui s’y investissent au cours du temps.

Le passage des intérêts de type politique ou économique (sécurité, prospérité, ouverture, agrément) aux catégories proprement esthétiques qui attribueront des « beautés » à chacune de ces qualités, se réalise donc lentement au cours du temps sous l’influence d’un nouveau regard porté sur la campagne par des hommes et des femmes, des urbains la plupart du temps, qui ne cherchent plus simplement dans l’espace naturel les moyens de leur survie, répondant ainsi l’exigence vitale fondamentale, mais un bénéfice symbolique second, auquel seront liés des plaisirs nouveaux.

Si nous cherchons à établir des étapes dans ces processus historiques de transformation de la notion de paysage, la distinction proposée par John Brinckerhoff Johnson entre ce qu’il appelle paysage I et paysage II peut se révéler intéressante. Paysage I désignerait un regard sur le pays qui reste attaché à la communauté elle-même, sans que les rapports de cette communauté avec l’extérieur n’entrent véritablement en ligne de compte. Ce serait un regard centripète, pour lequel le paysage est senti et interprété avec les catégories de ceux qui habitent un monde encore assez fermé. A cette vision en quelque sorte introspective et communautaire, John Brinckerhoff Johnson oppose un regard qui serait plus strictement « politique », lié à une perception organisationnelle du territoire : Paysage II. Le paysage I se construit autour de valeurs « vernaculaires », valorisant le propre, le territoire comme mémoire de soi, origine, clôture. L’idée de paysage II fait au contraire apparaître une capacité de distanciation qui émerge, historiquement, au gré des possibilités de circulations et de l’éclatement des communautés fermées. Ces deux notions coexistent toutefois jusqu’aujourd’hui et on aurait tort d’imaginer un simple passage de l’une à l’autre. Paysage II prend en charge des catégories a priori moins affectives et par conséquent plus politiques, à travers lesquelles se redéfinit la place de l’observateur dans le monde et face à la nature. Cette redéfinition passe, comme l’a bien montré Panofsky, par l’invention de la perspective et s’ouvre dès lors directement sur la dimension esthétique.

Les deux éléments de base intimement mêlés que sont le pays, en ce qu’il obéit aux lois de la nature et le groupe humain qui l’habite et le cultive, se dédouble donc sous l’effet de ces deux regard symboliquement distincts qu’on désignera comme endogène et exogène : Paysage I et Paysage II.

Cette quadruple racine fait que le paysage a toujours été à la fois une reconstruction mémorielle de la terre originelle et le symbole d’un groupe dont l’établissement lui-même faisait dévier la sacralité de cette terre vers le profane en l’humanisant. « Mémoire » désigne ici les constructions imaginaires qui disent et redisent, de manière chaque fois différentes à travers l’histoire, le compagnonnage de l’homme et de la terre. Que ce compagnonnage transforme les termes de la relation, qu’il se fasse avec le temps de plus en plus instrumental, la mémoire paysagère reste marquée dès le départ par une sorte de scène primitive. On pourrait dire qu’il y a, dès l’origine de la pensée du paysage, la rencontre traumatique de l’établissement de la maison de l’homme et du viol de la terre sacrée qui en découle. Deux figures se trouvent ici enchevêtrées : la charrue et la maison d’une part, témoins de la prise de possession de l’homme sur son territoire et la nature conçue comme un temple de l’autre. Cette scène primitive, par définition mythique, sera reprise tout au long de l’histoire dans des récits et des tableaux, renouvelant sans cesse la structure contradictoire de la dyade Nature et Culture.

Le plus étonnant est la capacité de ce mythe de la rupture du lien naturel et sacré entre l’homme et la nature, formalisé dans notre culture occidentale par l’exclusion de Adam et Eve du paradis, à se transformer tout au long de l’histoire.

Dans des formes sans cesse renouvelées au fil de l’anthropisation des territoires, on le retrouve jusque dans l’invention du paysage suburbain dans les Etats-Unis du XIXe siècle, où la pelouse et l’absence de barrière deviennent les symboles d’une mythique communauté rurale primitive et de sa solidarité. Cette figure d’un paysage social réconciliateur apparaît alors comme antidote imaginaire à l’individualisme forcené qui se développe dans les métropoles industrielles. C’est le même mythe encore que l’on retrouve à l’œuvre dans l’idéologie pavillonnaire actuelle.

Les différentes valeurs que les cultures attachent au paysage, — valeurs économique, nationale, esthétique, religieuse, scientifique et sans doute bien d’autres encore — existent sous des modalités doubles : d’une part elles prennent forme physiquement dans le paysage auquel elles sont attribuées et d’autre part, elles existent symboliquement dans les sujets qui les y reconnaissent. Il faudrait pouvoir montrer comment ces différents registres axiologiques s’articulent entre eux. Prenons l’exemple des récits de voyages de Arthur Young. Cet agronome anglais voyageant en France juste avant la Révolution Française, s’intéresse avant tout aux techniques agronomiques et aux paysages qu’elles contribuent à former. Or dans le cours de ses récits, ces considérations économiques se transforment en valeurs esthétiques : ainsi, dans la perception globale que Arthur Youg a du paysage, la fertilité d’une terre devient un beau paysage. A l’inverse, la vision romantique de Chateaubriand dans son Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811) fait que la beauté sublime appartient aux paysages stériles :

« Ce ne sont point les prairies et les feuilles d’un vert cru et froid qui font les admirables paysages, ce sont les effets de la lumière. Voilà pourquoi les roches et les bruyères de la baie de Naples seront toujours plus belles que les vallées les plus fertiles de la France et de l’Angleterre. »

De la même manière, on pourrait dire que l’intérêt scientifique pour les processus de constitution des paysages, les débats entre vulcaniens et neptuniens, mais aussi l’étude des ciels et de la météorologie, fabrique à partir des différents aspects de la connaissance scientifique des représentations esthétiques du paysage. Les Lettres sur la peinture de paysage de Carus, constituent un excellent témoignage de ces échanges entre découvertes scientifiques et construction esthétique du monde, dont la peinture de paysage sera le réceptacle.

On voit donc que les valeurs de référence, lorsqu’elles s’appliquent aux paysages, ne cessent de glisser d’un registre dans l’autre, que des considérations économiques ou géologiques finissent par revêtir des valeurs esthétiques qui jouent le rôle de critère de légitimation.

Il faut donc rester attentif à la manière dont les différents registres axiologiques se combinent dans chaque pratique du paysage.

Les débats qui eurent lieu au Club alpin anglais, et singulièrement autour de John Ruskin, nous y invitent. Le Club alpin, qui joua un si grand rôle dans l’invention des paysages alpestres, cultive une vision pragmatique d’abord, et esthétique seulement dans un second temps, de l’expérience de la montagne. Son anthologie Peaks, Passes and Glaciers, A Series Of Excursions By Members Of The Alpine Club, développe une idéologie aristocratique où la valeur ne tient pas à l’origine sociale des alpinistes mais au courage et à l’endurance physique mises à l’épreuve de l’ascension elle-même. Et lorsque le Mont-Blanc se fût transformé en rendez-vous mondain, lorsque Albert Smith eût transformé son ascension en divertissement pour les masses, ces Messieurs du Club alpin se détournèrent du Mont-Blanc à la recherche d’autres sommets moins courus. Ils élirent le Matterhorn, mais aussi le Jungfraujoch et l’Eiger, comme les seuls terrains où pouvait se vivre encore l’épreuve d’exception que devait être l’expérience de la montagne.

Leslie Stephen, auteur de l’étonnant The Playground of Europe (1871), opposera donc l’expérience de l’alpiniste, marquée par la peur sidérante du gouffre, la proximité mais aussi la connaissance de la roche, à l’amour du paysage alpestre dont témoigne Ruskin et dont les aquarelles de Turner sont l’expression picturale. Pour Ruskin, la montagne est l’image même du paradis, « c’est l’alpha et l’oméga de tout le paysage naturel », dit-il,  et il poursuit :

« La meilleure image que la terre donne du paradis, ce sont des prairies en pente, des vergers, des champs de blé au flanc d’une grande alpe, avec des rochers violets et des neiges éternelles au-dessus. » [4]

Ainsi s’opposent, au sein même du Club Alpin londonien, deux appropriations contradictoires des hauts sommets alpins. Ruskin prolonge la mémoire des images paradisiaques qui hantent le schème dominant du paysage, comme j’ai essayé de le montrer au début de cet exposé, tandis que les gentlemen du Club revivent l’épopée de la conquête rude et sportive, et donc noble, de ces hauteurs inatteignables, instrumentalisant la nature à des fins axiologiques : la performance, l’effort..

En se détournant de Chamonix, les alpinistes exigeants exprimaient eux aussi une morale du paysage alpestre : une morale de l’effort et non du sublime, une morale impériale ressourcée aux origines olympiennes :

« Ils luttèrent contre la nature, comme jadis contre les dieux, Les Titans ; comme les Titans ils tombèrent, précipités de leurs espoirs, jetés au fond des abîmes d’effroyables rochers. De tels fils, Angleterre, tu en as encore ; sois fière de les avoir. » [5]

Ruskin combat cette morale conquérante et dominatrice des alpinistes à cause de la perversion qu’exprime leur amour de la performance à l’égard de la nature sacrée:

« Vous avez méprisé la nature ; j’entends par là, les sensations secrètes et profondes du paysage naturel. Les sans-culotte ont changé les cathédrales de France en écuries ; vous, vous avez changé en champs de course les cathédrales de la terre. » [6]

Dans cette deuxième moitié du XIXe siècle, de nombreuses voix s’élèveront contre ce mode d’appropriation du paysage alpestre. Un cas intéressant est celui de Viollet-Le-Duc. Ce peintre dessinateur est un passionné de la montagne. Mais il voit que les nouveaux aménagements liés au tourisme ont conduit à multiplier les équipements, les routes et les cultures là où jusqu’alors seuls quelques rares paysans habitaient la montagne. Il dénonce les conséquences dévastatrices de ces occupations en haute montagne qui déclenchent des processus d’érosion incontrôlables. Dans cette protestation se dessine  une pensée écologique qui repose sur une réflexion géologique et débouche sur une morale de l’usage du territoire par ses habitants, dont les principes sont toujours d’actualité.

De fait, chez Viollet-Le-Duc, c’est l’analyse scientifique de l’origine géologique des chaînes alpines sous l’effet des processus orogéniques de type cristallographique qui prime. Il procède, comme le montrent ces images, à une reconstitution rétrospective des formes originelles de la montagne, il la dessine et la peint comme elle était 100 000 ans avant, afin de rendre perceptible le processus d’érosion. C’est à partir de cette démonstration scientifique que peut alors se construire un discours moral sur la responsabilité des interventions humaines.

Cette thématique de l’érosion mise en lumière par Viollet-Le-Duc est une des constantes de l’analyse des paysages mais elle a pris une importance symbolique majeure à notre époque d’inquiétudes et de doutes. Elle ouvre cependant, suivant les auteurs et les époques, des perspectives différentes. On pourrait ainsi établir un contraste entre l’usage méthodologique que fait  Viollet-Le-Duc de la cristallographie et l’usage qu’en fait l’artiste américain Robert Smithson un siècle plus tard.

Smithson parle d’entropie, il regarde le paysage sous l’angle de sa dégradation. Ce constat, lié au 2e principe de la thermodynamique (Principe de Carnot) établit que toute énergie se dégrade, que toute organisation, ou forme, est conduite nécessairement au désordre. Contrairement à Viollet-Le-Duc, Smithson n’en tire aucun argument moral : il aborde la question du paysage, à partir non pas des formes de ce paysage, mais de leur soumission au principe universel de la dégradation entropique.

Mais à partir du spectacle de la dégradation, Smithson met en évidence le pouvoir du regard, pouvoir qu’on peut qualifier de  formateur de paysage. Ce « regard d’artiste », est un savoir voir, une compétence qui s’appuie sur le processus de dégradation pour en faire un objet nouveau, un objet d’émerveillement et de pratiques artistiques inédites.

Ainsi, Smithson invente ce qu’il nomme les « non-site » : un tas de pierres ou de sable extraits d’un paysage, devient, présenté dans une galerie d’art, un non-site. Métonymie du paysage dont il a récolté quelques fragments, mémoire d’un lieu emporté par son propre mouvement de dégradation, ces pierres et ce sable sont les traces du paysage d’où ils ont été extraits. Ils en sont la mémoire, mais ils en sont aussi l’essence même puisque ce paysage se transformant en permanence, seules les traces qu’il laisse, les dessins et les cartographies qu’on peut en relever, seuls ces documents multiples et aléatoires constituent l’existence même de ce paysage. Aux yeux d’un artiste qui veut échapper aux illusions de la carte postale et de la fixité illusoire du snap shot, le paysage se résume à ces témoins fragiles. Ceux-ci sont le paysage, en tant qu’il se transforme et disparaît, et le travail de collecte, (photographies, cartes ou matériaux) constitue la « représentation » la plus vraie de ce qu’on appelle ordinairement un « paysage ».

Dès les années 50 avec Yves Klein et ses cosmographies, puis avec Robert Smithson dans les années soixante, et tout le mouvement conceptuel qui a suivi, le paysage cesse d’être simplement un objet physico-esthétique, il devient pleinement un processus mental.

« ….. The last monument was a sand box or a model desert. Under the dead light of the Passaic afternoon the desert became a map of infinite disintegration and forgetfulness. This monument of minute particles blazed under a bleakly glowing sun, and suggested the sullen dissolution of entire continents, the drying up of oceans-no longer were there green forests and high mountains-all that existed were millions of grains of sand, a vast deposit of bones and stones pulverized into dust.

Robert Smithson : A Tour of the Monuments of Passaic, New Jersey

Pour en arriver à une telle conception du paysage, il était nécessaire que toute notre tradition picturale fût mise en question et que l’idée de la « représentation » paysagère fût elle-même rendue sinon caduc du moins infiniment complexe et ambivalente.

L’examen d’un tableau assez particulier nous aidera peut-être à penser cette transition vers le contemporain:

Le Jardin de la France (1962) de Max Ernst.
Le Jardin de la France (1962) de Max Ernst.

Au premier regard, cette peinture manifeste son appartenance à une tradition ancienne, celle du paysage symbolique. Ernst nous rappelle ainsi que notre rapport à la nature s’établit dans une histoire marquée par les représentations qu’en ont donné les peintres.

En même temps, nous voyons apparaître sur la toile une seconde tradition: celle des cartographes puisque tout est fait pour rapprocher cette peinture du discours de la géographie, grâce notamment à la présence du nom écrit du fleuve et de l’indication de la direction de son flux, marquée par la flèche qui accompagne la courbe.

On sera par ailleurs attentif au fait que les caractéristiques géologiques, et leur incidence sur la végétation des bords de rivière sont notées selon une technique proche de celle qu’utilisent les cartographes.

Nous ne sommes toutefois pas dans l’univers de la cartographie, du moins pas tel que le conçoit la science moderne. Le fleuve prend sous le pinceau de Max Ernst une dimension symbolique qu’induit la relecture de son espace et de ses formes dans son rapport avec la symbolique du corps féminin qui vient comme se superposer à l’univers cartographique.

Ce faisant, Max Ernst établit un lien entre son tableau et la tradition du « nu dans un paysage », telle que l’ont illustrée durant tout le XIXe siècle les Corot, Bouguereau ou Cambon.

Ces jeux avec les images et les mots, avec la mythologie du fleuve le plus culturel de France, ce « blason de la France » selon l’expression de Victor Hugo (Odes III,7), s’enrichissent d’une valeur plus complexe lorsqu’on remarque ce serpent qui se love sur la cuisse de la Loire,  de la femme, moderne Lorelei aux appâts venimeux.

L’image du serpent est traditionnelle dans le vocabulaire du paysage : c’est la métaphore traditionnelle : « la Loire serpente ». Mais en prenant au mot, littéralement, cette métaphore très ordinaire, Max Ernst en fait une réalité imaginaire trouble.

La puissance évocatrice de cette image, dont l’ambivalence est renforcée par le titre de l’œuvre, Le jardin de la France, lui aussi à double entente, rejoint  finalement l’idée de l’Eden, et donc de la femme comme fantasme de naturalité et comme fruit défendu.

Les différents niveaux de lecture que suggère Max Ernst à travers son tableau font écho à la multiplicité des aspects que revêt la question du paysage dans notre actualité.

Mais pour comprendre comment s’organise cette complexité, il faut pouvoir distinguer le rôle qu’y jouent les différents groupes sociaux qui constituent l’opinion sur le paysage et qui sont donc à l’origine de multiples demandes sociales à l’égard du paysage.

Michel Conan note  que « les groupes sociaux qui s’expriment à propos du paysage sont très divers. Ils le font de façon générale pour défendre un territoire contre une transformation. » [7]

Il s’agirait donc d’abord d’une attitude réactive mettant en question les transformations induites dans l’espace par d’autres activités. Le promeneur du dimanche, l’industriel, le chasseur, le touriste, l’exploitant agricole, tous ces acteurs sociaux exercent, consciemment ou non, un certain droit de propriété sur le territoire. L’idée de paysage induite par ces différentes pratiques ne peut, s’appuyer sur un consensus. Elle manifeste au contraire l’opposition des intérêts des différents groupes. Mais comment définir ces intérêts et leur transformation en revendications paysagères ? Chacune de ces catégories d’acteurs obéit à des règles de comportement et tente de les imposer aux autres groupes. Ces règles correspondent aux valeurs qu’ils reconnaissent comme déterminantes et qu’ils transforment en « bonnes pratiques » qui sont autant de rituels de jouissance  — par exemple la promenade — mais aussi de rituels de préservation — par exemple les manifestations organisées par des associations de défense —.

Dans leur énonciation publique, dans les discours qu’ils produisent, ces intérêts revendiquent toujours une certaine idée de l’intérêt général. Or celui-ci offre des arguments contradictoires à ceux qui, comme la plupart des pouvoirs publics, défendent des politiques de développement économique et industriel, et à ceux qui, au nom d’une autre conception de l’intérêt général s’opposent à ces politiques. S’il s’agit par exemple d’entreprendre un nouveau chantier d’autoroute, les responsables politiques invoqueront le gain de temps, la facilité de livraison des marchandises, le désengorgement des zones urbaines etc.

Immédiatement, des associations d’agriculteurs, de protecteurs des paysages, d’écologistes immédiatement s’opposeront à ce projet d’autoroute pour lui préférer le développement d’une voie fluviale, plus lente et moins polluante, éventuellement pour lui préférer le train, moins individuel. De même on s’opposera à un nouvel aéroport afin de préserver un biotope humide. Dans ce type de situation, on rencontre souvent l’opposition traditionnelle entre développement et préservation, avantage économique et devoir de précaution (gaz et pétrole de schistes)

Dans la pratique, sinon dans absolu, c’est donc la reconnaissance sociale qui distingue la légitimité des combats. Les simples usages propres à un groupe, la chasse ou la course à pied, n’ont pas le pouvoir de qualifier les territoires. En revanche, s’ils deviennent une pratique quantitativement significative et par exemple déterminent des flux touristiques, alors ils gagnent une légitimité qui, peu à peu, deviendra capable, avec l’aide du champ médiatique, de devenir dominante. Ils s’accompagnent alors d’une série de prescriptions (vénération, silence, entretien) venant compléter une « manière de penser et d’exprimer ce qui fait la singularité de l’expérience du lieu ». [8] L’ensemble de ces prescriptions et discours, la répétition  d’images relayées par les medias, dans lesquelles s’exprime l’intimité d’un rapport à l’espace et à la nature, peuvent finir par s’imposer et obtenir la sacralisation d’un territoire comme paysage auquel il sera désormais impossible à d’autres acteurs de toucher. La sanctuarisation d’un paysage est l’aboutissement de ces luttes et la matérialisation d’une légitimité conquise au cours de ces combats.

Plus la ritualisation d’un paysage, fruit de pratiques parfois ancestrales, résultat de luttes parfois violentes, a été forte, plus ce dernier prend valeur d’emblème. C’est ce qui se passe lorsque toute une nation se reconnaît elle-même dans un paysage. L’exemple du lac des Quatre Cantons et de la prairie du Grütli est à cet égard exemplaire. André Corboz montre comment, en Suisse, tout un peuple en est venu, à travers le mythe de Guillaume Tell, à travers aussi l’assomption du paysage alpestre, relayée par le travail des peintres romantiques puis de l’imagerie populaire, à se reconnaître dans un paysage emblématique[9].  On touche ici à la vaste question de la contribution des paysages à la construction des identités nationales.

Si le cas de la Suisse et des Alpes est exemplaire, on retrouve les mêmes mécanismes dans d’autres pays. Ainsi, Amari Peliowski-Dobb et Catalina Valdés viennent de publier un ouvrage qui, dans la ligne ouverte par le livre de François Walter : Les figures paysagères de la nation, (2004)  montrent les usages du paysage chilien par les divers gouvernements, à différents moments de l’existence de ce pays.[10]

On voit bien comment l’investissement moral sur le paysage renvoie aux usages que l’on peut faire de la mémoire et du mythe toujours vivant d’un paysage idéal. Cela est vrai des mythes nationaux, cela est vrai aussi des conflits qui naissent à propos de l’aménagement des territoires. Dans un cas comme dans l’autre, les arguments éthiques ou politiques ont recours aux images qui frappent la conscience ou l’inconscient des citoyens. Or ces images représentent, répètent et renforcent toujours des schèmes esthétiques. Ainsi, la question du paysage que j’ai tenté d’aborder de manière trop rapide devant vous, est-elle toujours, et de manière inextricable, le résultat d’une élaboration historique mêlant les territoires et leurs représentations, les mémoires où survivent les usages et les traditions et les désirs qui ouvrent en permanence de nouveaux chantiers et nourrissent de nouveaux conflits.

Notes et Sources

[1] Simon Schama, Le Paysage et la Mémoire, Paris, Seuil 1999, p. 20

[2]John Brinckerhoff Jackson A la Découverte du Paysage vernaculaire, traduit de l’américain par Xavier Carrère, Arles, Actes Sud-ENSP, 2003, p. 264

[3]  Et cela indépendamment même de tout lien de propriété.Marc Bloch souligne, à cet égard, que l’idée de propriété, à cette époque, convenait mal à la complexité des rapports d’usage et de responsabilité qui constituent l’ordre féodal ? cf Marc Bloch, La société féodale, Paris, Albin Michel 1939, ed de poche 1994 p. 173-174, cité par Jackson, op. cit., p. 267

[4] Simon Schama, op cit., p. 575

[5] A.G. Butler. « Oraison funèbre pour quatre alpinistes du Club alpin, morts dans l’ascension du Cervin ». Ce texte a été gravé sur le monument qui leur est dédié. In Simon Schama, op. cit p. 570

[6] idem p. 573

[7] Michel Conan, L’invention des identités perdues, in Cinq Propositions pour une Théorie de Paysage, Seyssel, Champ Vallon 1994, p. 35

[8] Michel Conan, L’invention des identités perdues, in Cinq Propositions pour une Théorie de Paysage, op. cit., p. 37

[9] André Corboz, Au fil du Chemin, le territoire, ses assises et ses doubles,  in Voie suisse, l’itinéraire genevois, De Morschach à Brunnen. Genève, 1991

[10] Amari Peliowski-Dobb et Catalina Valdés : Una geografia imaginada. Santiago, 2014

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